Dépeçage
Depuis plusieurs semaines je vide la maison familiale qui sera bientôt vendue. J'ai passé des annonces sur le site du "Bon Coin", on me téléphone, je donne rendez-vous et je vois défiler des hommes, des femmes, des couples, intéressés par les meubles et les objets que je cède à prix modiques. Certains, des gens d'origine étrangère surtout, apprenant la mort récente de mon père, ont un petit mot gentil. C'est dit simplement mais avec sincérité.
J'ai prévenu au téléphone que je ne pourrai pas aider à porter les objets lourds car je souffre de problèmes de dos, je leur conseille de venir à plusieurs. Je discute un peu avec eux, leur demande ce qu'ils font dans la vie, s'ils ont des enfants. Un jeune couple, jean pattes d’éléphant, piercing et combi aménagé, emporte une commode et un chevet des années 70. Une jeune femme, portant des lunettes et un hijab, fait preuve d'une énergie incroyable, elle trimballe seule les sommiers, les matelas, toujours souriante. Les trois lits qu'elle emporte sont destinés à ses enfants, deux filles et un garçon. J'ai donné les couettes, les oreillers, les couvre-lits, il ne leur manquera rien. Je me rends compte que je suis heureuse de savoir que ces objets, ces meubles vivront ailleurs, que dans le lit de ma mère dormira une enfant. La vaisselle garnira de nouvelles tables pour d'autres repas de famille, le miroir du meuble de salle de bain s'offrira à celui ou celle qui viendra se coiffer ou se maquiller.
Je concentre les rendez-vous le lundi après-midi, mon jour de repos. En attendant les visiteurs, je continue à vider les meubles de leur contenu, je remplis des sacs et des cartons. Chaque objet fait remonter des souvenirs, je les accueille, je me remplis mais ensuite, dans la semaine, des giclées de larmes surgissent à l'improviste, mon ventre se tord douloureusement et se déleste de ce trop-plein. Semaine après semaine, la maison se vide et moi aussi. Dans chaque pièce, la trace poussiéreuse laissée par les objets qu'emportent des inconnus, dessine les contours d'un pays qui bientôt n'existera plus que dans mon cœur.