Ecrire pour vivre mieux
Genève, 18 décembre 1978
Je n'aime plus écrire, si écrire c'est « faire des livres » pour les regarder ensuite et les faire regarder en disant : « Comme c'est joli, ce que j'ai fabriqué là », si écrire c'est fignoler son style et lécher sa page. Écrire et lire, pour moi, ce n'est pas une façon de se retirer de la vie pour faire une oeuvre d'art.
J'aimerais mieux essayer de faire de l'oeuvre d'art une oeuvre de vie, multiplier la vie, ses expériences. Je n'écris pas pour me faire plaisir ou faire plaisir (quoique je ne pense pas du tout que le plaisir à vivre et à agir et à aimer soit un mal en soi).
J'écris comme je lis, pour essayer de vivre mieux, dans tous les sens du mot mieux : pour sentir plus de choses, et plus profondément, pour observer mieux et plus attentivement, pour comprendre mieux les gens et les choses, pour y voir plus clair et me tirer au clair, pour donner et recevoir, recevoir et donner, pour « faire passer », pour tenter de savoir vivre et pour apprendre à me tenir de mieux en mieux. Pour jouer aussi, parfois, pour le plaisir de l'imaginaire, pour jouir de la liberté ludique d'éluder la vie quotidienne. Mais le jeu lui-même n'est-il pas, dans son apparente gratuité, une façon ambiguë de s'affronter au réel, un apprentissage ?
II me semble qu'en règle générale la littérature ne sert à rien et ne vaut rien quand elle se veut utile, utilitaire et au service de « valeurs ». Mais qu'en même temps la passion d'écrire devrait être une passion morale. Cela peut aller de la gourmandise de vivre de Colette, qui écrit pour mieux savourer et pénétrer le goût des choses de tous les jours, la saveur d'un fruit, le velouté d'une chair, le pelage électrique d'un chat, à la leçon de tenue de Kouznetsov, qui écrit au Goulag pour survivre, pour garder ses distances avec ses bourreaux, pour garder l'échine droite face à ceux qui veulent le briser.
La passion d'écrire, ce n'est pas une façon de vivre un peu moins pour créer un peu plus. Cela devrait être un art d'éclairer (pour soi et les autres) un peu plus la vie, afin de la vivre davantage.
Claude Roy (In « Permis de séjour, 1977 – 1982 » Gallimard 1983)
(Tableau de Jeanette Leroy)