Les clefs
Je n’aime décidément pas les clefs. Elles me gênent constamment. Dans la poche, elles forment une bosse disgracieuse, dans le sac, elles se perdent et se dérobent à ma main qui les cherche. A l’instant où je les trouve, elles m’échappent et heurtent le sol avec un bruit métallique qui attire les regards sur moi. Il faut à présent que je me baisse pour les ramasser. La sangle de mon sac glisse et me voilà jonglant entre le sac fuyard et les clefs indociles.
Décidément je n’aime pas les clefs. On peut très bien vivre sans elles. Il suffit de le vouloir. Ne pas fermer les portes et les tiroirs, ne pas cadenasser coffres et placards. Les objets que nous enfermons à double tour ne cherchent pas à s’échapper. Ils vivent leur vie d’objets utiles et immobiles sans arrière-pensée. Alors à quoi bon donner un tour de clef ? Je propose une journée sans clef, la journée des portes ouvertes. Une journée pour vivre sans la dictature des clefs.
-Les clefs au placard !Les clefs au placard !
Jetons nos clefs par-dessus l’épaule et faisons un vœu. Le vœu de libérer le monde de ses enfermements et de ses blocages.
De toutes façons, à bien y regarder, nous enfermons souvent des objets sans valeur. Tel jouet de pacotille, telle lettre d’amour ne seront précieux que par la charge sentimentale qu’ils portent en eux. Et si je choisis de garder ce petit bonhomme de plastique bleu, c’est en souvenir de l’enfant qui me le porta, trésor déposé avec fierté au creux de ma main. Mais la valeur de nos objets n’a pas besoin de clef. Personne ne voudra me prendre ce jouet, et personne ne pourra s’approprier le souvenir qui est en moi. Aucune clef au monde n’a ce pouvoir là.
Quant à l’amour que renferme cette lettre jaunie par le temps, la puissance d’une clef ne pourra l’ôter. C’est dans ma mémoire qu’il est à jamais inscrit. Mot après mot, lettre après lettre, j’ai dans la tête le parfum de l’être cher et le son de sa voix, sa démarche si particulière et la chaleur de sa joie. Et celui qui profitera de ma porte ouverte et saisira la lettre, ne contemplera, étonné, qu’un vulgaire bout de papier. Maigre butin qui jamais ne le consolera de son larcin.
A quoi bon, vous dis-je, garnir sa maison de serrures, cadenas et combinaisons chiffrées ? Toujours affûté, le voleur brisera aisément nos efforts de boucler.
Plutôt que de transformer nos maisons en prison, libérons nos objets de la contrainte des clefs. Organisons sans remord l’évasion du fatras amassé dans la crainte. Allégeons dans la joie nos armoires et étagères. Donnons, jetons, brûlons ! Avec enthousiasme et sérénité débarrassons-nous de ce fardeau si lourd qui entrave nos vies. Et de ce coquillage jadis ramassé, nous garderons le souvenir du sable sous nos pieds et des embruns parfumés. Mais à la plage qui l’enfanta nous rendrons volontiers ce coquillage nacré.
© Fabeli